Les schémas
1. Le cycle de gestion des connaissances (d’après Alavi et Leidner, 2001)
2. Le processus de partage et réutilisation des connaissances (Fallery et Marti, 2007)
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Définition des principaux concepts
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Dans le champ du Management des connaissances, les théories sur le processus de partage concernent les phases de transfert et d’application des connaissances: un domaine crucial, aussi bien pour pour pérenniser des patrimoines métiers que pour favoriser l’innovation. Dans ce partage de connaissances on peut alors mettre l’accent (1) sur les rôles très différenciés des divers outils collaboratifs, (2) sur le contexte relationnel dans les différentes situations de réutilisation, (3) sur les problèmes de distance cognitive entre deux contextes, (4) sur les problèmes de pouvoir et les incitations au partage.
D’autres théories sur le processus de création des connaissances concernent les phases de génération/créativité (voir alors La matrice Tacite/Explicite et La spirale des connaissances) et de formalisation/capitalisation par les méthodes d’Ingénierie des connaissances: voir par exemple N. Matta dans le projet BourbaKeM, voir R. Dieng-Kuntz (2006) sur la méthode CommonKADS, voir C. Chebel-Morello (2008) sur les grilles de Retours d’expériences… Et pour une très bonne bibliographie sur la structuration du champ scientifique du Management des connaissances voir cet appel à contributions suite au congrès de l’AGeCSO en 2021.
« Quand on partage un gâteau on fait une division, quand on partage une information on fait une multiplication »
Ce bon mot ne doit pas cacher que la « multiplication » en question nécessite alors un transfert par étapes, qui peut devenir largement problématique, voir la contribution de C. Paraponaris dans le projet BourbaKeM AGeCSO.
1. Les rôles très différenciés des divers outils collaboratifs
Gestion électronique de documents, Réseau social d’entreprise, Communauté de pratiques, Base de Retours d’expériences, Intranets, Groupware, Plateforme collaborative, Système de localisation d’expertise, Espace de Coworking, Tutoriel, Messagerie instantanée, Visioconférence… de nombreux auteurs (voir Berthon 2001) proposent des typologies de tous ces outils collaboratifs de transfert en analysant leur efficacité : en fonction du type de connaissances à transférer (explicite/tacite), de leur rayon d’action (nombre d’individus), des tâches à effectuer (degré d’ambiguïté), de la structure de l’organisation (plus ou moins centralisée), de la richesse possible du canal de communication…
Contrairement aux outils de capitalisation de type entrepôt, ces outils collaboratifs de partage cherchent plutôt à favoriser des transferts directs entre individus dans une approche de type réseau: l’idée est surtout de localiser QUI détient la connaissance. Mais une vision purement technique des « outils » (en s’émerveillant sur les possibilités offertes: Wiki, Intranet, Données ouvertes, MOOC…) a déjà conduit à de nombreux échecs ou désillusions dans les projets de Knowledge Management.
- W. Orlikowski (1995) avait déjà montré pourquoi un projet de groupware Lotus Notes dans une grande entreprise de conseil avait échoué: dans cet environnement individualiste et très compétitif, il était évident que les consultants ne chercheraient pas à contribuer au partage de leurs connaissances avec leurs collègues.
- S. Craipeau et A. Briole (2000) avaient montré que certains usages de groupware sont mis en place par les directions (de service ou d’entreprise) afin d’augmenter la rationalisation des interactions et la formalisation des activités de services. Certes le dispositif technique assure un « partage », mais il vise en même temps la structuration en renforçant l’intégration fonctionnelle et sociale de l’entreprise.
- D. Muhlmann (2001) remet en cause tout déterminisme technologique et a montré par exemple que le succès ou l’échec d’une même technologie de groupware est en fait lié aux contextes sociaux, lesquels peuvent être soit fortement interdépendants soit faiblement interdépendants.
- C. Licoppe et al. (2010), montrent que les « Questions rapides » deviennent un genre de contribution par messagerie instantanée, lequel constitue un véhicule privilégié pour réaffirmer des liens interpersonnels et des formes de solidarité professionnelle dans un cadre de communication à distance, plutôt que par des rituels collectifs en coprésence.
- R. Ologeanu et al. (2014) montrent que les résultats sur l’efficacité des technologies collaboratives sont contradictoires, en fonction du contexte organisationnel ou des indicateurs retenus. L’étude du même outil collaboratif OpenText par six organisations différentes montre que les usages sont très différenciés, suivant les formes organisationnelles et les politiques de ressources humaines.
2. Le contexte relationnel dans les différentes situations de réutilisation
L. Markus (2001) a mis en évidence quatre types de situations de réutilisation (Shared Work Producers, Shared Work Practitioners, Expertise-Seeking Novices, Secondary Knowledge Miners) qui nécessitent chacune des référentiels différents pour la capitalisation des connaissances : qui crée ces référentiels ? et pour qui on les crée?
La réutilisation elle-même passe alors par quatre phases: (1) définition de la question de recherche, (2) recherche et localisation de l’expert ou de l’expertise, (3) sélection de l’expert ou du conseil approprié et enfin (4) application de la connaissance dans un processus de ré-contextualisation (puisque la connaissance a nécessairement été décontextualisée quand elle avait été « capturée » et codifiée). Dans ce processus, le rôle d’un facilitateur intermédiaire, knowledge broker, semble alors primordial pour permettre une véritable réutilisation.
G. Szulanski (1996) a validé empiriquement quatre phases dans un processus de transfert de connaissances entre deux personnes:
- Initialisation : on identifie à la fois un besoin et une solution potentielle (recueil et analyse d’informations);
- Adaptation : modification à la source pour s’adapter aux besoins perçus du récepteur (liens sociaux spécifiques);
- Mise en place : le récepteur commence à utiliser la connaissance transférée (rectification des problèmes imprévus);
- Appropriation : performance satisfaisante du récepteur, connaissance institutionnalisée.
En identifiant et localisant les incidents lors d’un transfert de connaissances, G. Szulanski montre que deux dimensions sont importantes: la facilité de communication et l’intimité de la relation entre la source et le récepteur (en apprenant quelque chose de l’autre, on apprend aussi un peu l’Autre).
Pour G. Simoni (2012) il y a des outils qui sont orientés-relations et des outils qui sont orientés-connaissances (explicites): tout se joue alors dans « les interactions relations/connaissances ». Les contextes relationnels apparaissent alors comme structurés par des processus de management (système d’évaluation du personnel et système d’information) et par un ensemble d’attitudes et de comportements (confiance, empathie, indulgence…). Les actions des managers d’équipe peuvent améliorer la qualité des relations et donc orienter les possibilités de partage et de création des connaissances.
3. Les problèmes de distance cognitive entre deux contextes
En étudiant le tour de main du boulanger, I. Nonaka et H. Takeuchi (voir La spirale des connaissances) avaient déjà mis l’accent le fait que la connaissance plutôt tacite (schémas et modèles mentaux, savoir-faire concrets, normes sociales…) est spécifique au contexte, et qu’elle est donc difficile à justifier et à concrétiser autrement que par l’exemple (voir la transmission d’un « genre professionnel » défini par Caroly et Clot 2004).
Dans le cas encore plus délicat de la réutilisation dans un contexte différent, Fallery et Marti (2007) sont amenés à distinguer l’étape diffusion puis celle de l’application des connaissances:
- l’étape de diffusion des connaissances nécessite de dé-contextualiser une connaissance qui est souvent personnelle, incorporée ou spécifique (idiosyncrasique), puis de la ré-contextualiser dans un autre contexte. Il faut donc toujours gérer une certaine distance cognitive entre deux contextes: différences de méthodes de travail, différences linguistiques, hétérogénéité des savoirs et des références, différences des schémas mentaux pour classer les phénomènes, différences professionnelles, différentes façon d’appréhender l’environnement…
- l’étape d’application des connaissances nécessite ensuite une modification du sens dans le contexte de réception. Il faut alors gérer une conversion sémantique qui va finalement permettre la réutilisation grâce à des capacités « métacognitives »: des capacités à savoir-apprendre-différemment auprès de sources distantes. Dans l’étude de Fallery et Marti sur la transmission des connaissances chez les artisans, la réutilisation pourra ensuite se faire suivant trois grands scénarios possibles : soit en adoptant (sans modification), soit en adaptant (à son contexte professionnel), soit en transformant (en se servant d’une idée ou d’un objet, mais pour en imaginer un nouveau). Hatchuel et al. (2002) avaient déjà conclu que « nous ne recueillons jamais vraiment la connaissance d’autrui, nous transformons plutôt la nôtre par des interactions avec lui« .
Ce concept de distance cognitive est ainsi mobilisé dans les recherches basées sur la Théorie des capacités d’absorption. Sur cette importante question des liens entre distance cognitive et capacités d’absorption pour favoriser l’innovation, voir Nooteboom et al. (2007) et voir en français la contribution de N. Van Hée (2008) qui analyse différemment les transferts intra-firmes et les transferts avec l’extérieur.
4. Les problèmes de pouvoir et les incitations au partage
Malgré les appels à « l’entreprise apprenante » (voir la page Apprentissage organisationnel), la maîtrise de l’information reste bel et bien une arme comme l’a montré M. Crozier (pouvoir d’exclusion ou pouvoir d’obligation, voir Décision et jeux des acteurs): le transfert de connaissances est aussi une relation sociale, voir par exemple sur Mediapart l’analyse de D. Torny en mars 2020, sur Gérer le Covid-19: pourquoi l’État et l’exécutif ont tout oublié.
Les directions (Stratégie, DSI, RetD…) font face à un paradoxe (Salvetat et al. 2011): collaborer avec des rivaux garantit certes des avantages importants, mais cela expose aussi l’entreprise à la captation des connaissances. Les obligations de confidentialité imposées aux salariés ou prestataires, de même que les mesures physiques de contrôle d’accès ou de traçabilité, sont alors bien sûr légitimes mais elles sont certainement aussi un moyen de « marquer son territoire ». Et N. Tessier et I. Bourdon (2009) montrent d’ailleurs que la gestion des connaissances se concrétise peu par une intégration dans les pratiques RH.
Les salariés aussi font face à un paradoxe. Les liens sont certes forts entre le partage des connaissances et le développement d’un capital social (Bénédic et al. 2009), mais de nombreuses études montrent que les employés résistent fréquemment à diffuser leurs connaissances auprès du reste de l’organisation (voir Bourdon et Bourdil 2007: Pourquoi contribuer à des bases de connaissances? Pourquoi aider ses collègues? Voir les théories de la motivation). Récompenser les collaborateurs qui jouent le jeu? Voir Osterloh et Frey (2000) qui valorisent les motivations intrinsèques. Ici le partage de connaissances relève sans doute aussi des pouvoirs d’influence et de facilitation (Fallery 2016) et du Don/contre-don.
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Voir les autres théories utilisées dans le développement des SI
Voir la carte générale des théories en management des S.I.
RÉFÉRENCES
M. Alavi, D. Leidner (2001). Knowledge management and knowledge management systems: Conceptual foundations and research issues, MIS Quarterly
G. Szulanski (1996), Exploring internal stickiness : impediments to the transfer of best practice within the firm, Strategic Management Journal, 17 :27-43.
L. Markus (2001), Toward a theory of knowledge reuse: types of knowledge reuse situations and factors in reuse success. Journal of Management Information Systems 18(1): 57-91.
W Orlikowski (1995), Learning from notes: Organizational issues in groupware implementation. Human–Computer Interaction,
B. Fallery et C. Marti (2007), Le storytelling, un outil de gestion de connaissances, Systèmes d’Information et Management, n°4, vol 11
S. Caroly, Y. Clot (2004). Du travail collectif au collectif de travail : développer des stratégies d’expérience. Formation Emploi. N.88
Hatchuel, A., Le Masson, P. & Weil, B. (2002). De la gestion des connaissances aux organisations orientées conception. Revue internationale des sciences sociales, 171
B Nooteboom, W Van Haverbeke, G Duysters (2007), Optimal cognitive distance and absorptive capacity, Research policy
N. Van Hée (2008), Distance cognitive et capacités d’absorption: deux notions étroitement imbriquées dans les processus d’apprentissage et d’innovation, Revue d’économie industrielle n°121
B. Berthon (2001), Le transfert intra-organisationnel de connaissance, Xième Conférence de l’AIMS
S. Craipeau, A. Briole (2000). Le groupware, une technique structurante pour les PME de service – Réseaux n° 104
D. Muhlmann (2001), Des nouvelles technologies à l’image des vieilles organisations, Sociologie du travail 43
C. Licoppe, S. Proulx, R. Cudicio (2010). L’émergence d’un nouveau genre communicationnel dans les organisations fortement connectées : les « questions rapides » par messagerie instantanée, Études de communication n° 34
R. Ologeanu, B. Fallery, E. Oiry et al. (2014), Usages des outils collaboratifs : le rôle des formes organisationnelles et des politiques de ressources humaines, Management & Avenir, N° 67
G. Simoni (2012). Relancer la dynamique de connaissances dans des contextes relationnels dégradés. Management & Avenir, 57
Salvetat, D., Géraudel, M., d’Armagnac, S. (2011). La gestion inter-organisationnelle des connaissances dans un contexte coopétitif. Management & Avenir, 47
I. Bourdon, M. Bourdil (2007), Récompenses et gestion des connaissances, des liens complexes ! La Revue des Sciences de Gestion, n° 226-227
Bénédic, M., Valoggia, P., Rousseau, A., Schmitt, C. (2009). Gestion des connaissances et capital social : quelles interrelations ?. Management & Avenir, 27
N. Tessier, I. Bourdon (2009). Le management des hommes : un défi pour la gestion des connaissances. La Revue des Sciences de Gestion, n° 237-238
M. Osterloh, B. Frey (2000). Motivation, knowledge transfer, and organizational forms. Organization science, Vol. 11, No. 5
B. Fallery (2016), Du logiciel libre au management libre : coordination par consensus et gouvernance polycentrique, Management et Avenir n°90
Y. Pesqueux (2004), Apprentissage organisationnel, économie de la connaissance : mode ou modèle ? Cahier du LIPSOR, Série Recherche n°6
et voir sur le site IS Theory une liste de références en SI qui utilisent cette théorie :
et voir les nombreuses contributions au projet BourbaKeM soutenu par l’association scientifique AGeCSO