Schéma
Définition des principaux concepts
Peut-on fonder une éthique du numérique sur les vertus personnelles ? L’éthique de la vertu personnelle met en avant des qualités individuelles, telles que la Prudence critique et la Sympathie reflexive. Cette vision a été contestée par l’éthique déontologique et l’éthique utilitariste.
D’un point de vue théorique la question devient ici : peut-on fonder une éthique du numérique qui reposerait sur les principes notamment développés par Aristote et par Adam Smith?
- pour Aristote tout repose sur l’individu, c’est l’individu vertueux qui construit à la fois son épanouissement et celui de la cité, «Sois vertueux et tes actions seront correctes » (1);
- pour Adam Smith ce sont les interactions affectives qui forment le jugement moral, « nous jugeons de la convenance ou de l’inconvenance des affections des autres hommes, selon leur accord ou leur dissonance avec les nôtres » (2);
- dans une éthique de la vertu personnelle, une technologie n’est donc ni juste/injuste, ni utile/inutile en elle-même; mais il faudrait à la fois pouvoir comprendre et pouvoir juger qu’elle n’est jamais neutre (3).
1. L’éthique de la vertu intellectuelle: la Prudence critique selon Aristote
Ce sont les citations d’Aristote dans Éthique à Nicomaque (traduction de 1823 sur WikiSource) qui sont ici les plus reprises (voir Granjon 1999) : « La Prudence est une vertu intellectuelle, en ceci qu’elle a affaire au vrai, à la connaissance, à la raison ; c’est la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour l’Homme et d’agir en conséquence comme il convient ».
La Prudence est une des quatre grandes vertus cardinales (avec le courage, la maîtrise de soi et la justice), mais cette vertu intellectuelle conditionne toutes les autres car elle délibère sur les moyens adéquats (la fin étant l’épanouissement, tenant à l’ensemble de la vertu morale) : « il n’est pas possible d’être un homme de bien sans Prudence, ni prudent sans vertu morale… Cette dernière fixe la fin suprême, la Prudence, elle, nous fait employer les moyens susceptibles atteindre cette fin ».
Dans la Prudence ainsi définie par Aristote il s’agit donc de développer par l’expérience une sagesse pratique (des traits de caractères, des attitudes personnelles, des habitudes, une capacité de jugement pour trouver un juste milieu entre des réactions extrêmes…) et donc des comportements qui prédisposent ainsi à bien-agir pour le bien-être de l’individu (l’épanouissement) et le bien-être de la cité (les conditions de la « vie bonne »). Une société juste devient alors « celle qui juge quels sont les meilleurs, qui doit être honoré et reconnu pour l’excellence de son art ».
Cette éthique grecque de la vertu intellectuelle était très aristocratique (Aristote en excluait bien sûr les esclaves et les étrangers… mais même les femmes! voir la critique sans complaisance de Bertrand Russell en 1945). Pourtant certains voient aujourd’hui un « retour de la vertu » (qui semblerait parfois encore réservée… aux aristocrates du management? Deslandes 2010):
- l‘idée d’une sagesse pratique construite par l’expérience est reprise par le philosophe A. MacIntyre (1981), mais en considérant que l’être humain grandit et se socialise dans des communautés particulières et que c’est à travers elles qu’il acquiert ses codes éthiques et ses capacités de jugement (une position pluraliste, voir l’analyse de R. Sharkey 2001);
- l’idée qu’une délibération sur les valeurs doit être antérieure à la définition du juste est développée avec force par le très médiatique professeur de philosophe politique M. Sandel (voir ses cours à Harvard, textes et vidéos). On considère ici que adhérer à des valeurs c’est toujours adhérer à une communauté de sens et à une tradition; une position très relativiste, et donc avec un risque identitaire, communautarien sinon communautariste : voir l’analyse de P. Ansay (2013) et l’analyse très éclairante de E. Spitz (2016);
- quant à l’idée du développement moral individuel par expérience, elle est reprise par le psychosociologue L. Kohlberg (une position individualiste, voir Kefi et Sarr 2014) pour définir un modèle selon une séquence invariante en trois niveaux et six étapes successives, pour au final « agir en adéquation avec ses propres principes moraux ».
2. L’éthique des sentiments moraux : la Sympathie réflexive selon Adam Smith
Bien que la postérité d’Adam Smith tienne à son ouvrage La richesse des nations qui est souvent revendiqué comme une base du libéralisme économique, c’est son premier ouvrage sur La théorie des sentiments moraux (A. Smith 1750, trad. 2014) qui est considéré comme un fondement du sentimentalisme. Le sentimentalisme est l’approche philosophique selon laquelle ce sont nos interactions affectives (le partage de nos émotions, de nos sentiments à plus long terme, de nos désirs) qui jouent un rôle décisif dans nos jugements de valeur et nos évaluations morales (voir la très intéressante analyse de S. Lepine dans l’Encyclopédie philosophique 2018). Un exemple: Faut-il approuver ou désapprouver le suicide médicalement assisté ? Ni le calcul d’utilité de J. Bentham ni la raison déductive de E. Kant n’ont en effet le pouvoir de former une appréciation morale.
A la suite du philosophe David Hume (1739, trad. 2006 « les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres »), Adam Smith explique que nos jugements de valeur se construisent à partir de la Sympathie envers les émotions et les sentiments d’autrui :
- la Sympathie est toujours non-égoïste, car on se met réellement à la place de l’autre au regard de la situation à laquelle il est confronté, sans perdre pour autant notre identité (alors que dans l’empathie cognitive ou affective on ne fait que projeter sa propre émotivité, voir Oltra et Michel 2020);
- mais surtout la Sympathie est réflexive, et l’apport théorique essentiel est ici la figure philosophique de notre propre « spectateur impartial », impartial car il se détache petit à petit d’un contexte social particulier. Nous nous construisons en effet une sorte d’arbitre idéal, en évaluant la convenance de nos propres actions et de celles d’autrui, au fur et à mesure de nos expériences sociales: « Lorsque j’examine ma propre conduite et que je cherche à la condamner ou à l’approuver, il est évident que je me divise en quelque sorte en deux personnes, et que le moi appréciateur et juge remplit un rôle différent que cet autre moi, dont il apprécie et juge la conduite ». Ce « spectateur abstrait », à la fois tiers et interne comme dans le Surmoi freudien, nous permet d’intérioriser le regard des autres et leur jugement moral sur nos propres actions;
- enfin la Sympathie unit la vertu de maîtrise de soi avec la sensibilité aux autres, pour assurer, selon A. Smith, une harmonie sociale. « L’homme possédant la vertu la plus parfaite, celui que par nature nous aimons et révérons le plus, c’est celui qui unit la plus parfaite maîtrise de ses propres sentiments originels et égoïstes avec la sensibilité la plus exquise à la fois envers les sentiments originels et envers les sentiments sympathiques des autres ».
Même s’il paraît en effet irréaliste d’imaginer un individu capable de porter un jugement de valeur sans jamais avoir éprouvé la moindre émotion ou le moindre désir, cette vision des sentiments moraux a pourtant été longtemps éclipsée. On peut aujourd’hui parler d’un « retour aux affects », sous l’effet de travaux en psychologie et/ou en neurosciences qui montrent:
- que l’imagerie médicale établit des liens entre nos émotions et nos prises de décisions: voir ici Greene et al. (2001) sur les liens entre émotions et jugement moral et voir les travaux de A. Damasio dans Neurosciences et prise de décision; A l’inverse, l’incapacité à comprendre les règles morales chez des enfants psychopathes est physiologiquement corrélée aux particularités de leur système affectif, voir Blair et al. 2001;
- que dans les situations où il n’y a plus aucune interaction affective (la guerre, le maintien de l’ordre, l’expérience de Milgram…) il y a bien une modification des appréciations morales (sur la torture, sur les violences policières…): voir les travaux en psychologie sociale sur La dissonance cognitive. A l’inverse dans les situations de prise en charge d’une vulnérabilité (soins, maternage…) s’est développé un champ de recherche pour une éthique du « care » (bercer plutôt que soigner? une bienveillance charitable devenant structurelle, plutôt qu’une sollicitude humaniste pour les précaires? écouter les podcast de C. Coutel en 2020).
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3. Une éthique du numérique, aujourd’hui fondée « sur les vertus »? Pour une éthique de la CONNAISSANCE
Parler aujourd’hui d’une éthique de la vertu c’est la considérer comme une disposition durable à sentir et à agir d’une façon juste, pour vivre un certain épanouissement humain. Et parler d’une éthique du numérique c’est considérer qu’elle a une spécificité: elle concerne ces situations contradictoires (conflits, déviances, dilemmes, paradoxes…) qui associent le comportement des individus (l’action numérique en réseau) et le comportement propre de technologies numériques (lesquelles ne sont pas neutres, car devenues de plus en plus autonomes et ambivalentes):
- le « comportement » des individus dans l’action numérique en réseau est toujours une forme d’écriture (depuis une contribution sur le Web ou un simple clic, jusqu’à une consommation électrique sur un compteur Linky), dont la trace est codée et enregistrée (Rosati 2012). Cette écriture généralisée a certes ouvert des espaces de liberté, mais en permettant un profilage par les signes et par les traces permettant un contrôle dont l’étendue devient incontrôlée (Eynard 2012);
- le « comportement » d’une technologie numérique n’est pas neutre, il est lié à son autonomie et à son ambivalence. C’est d’abord un objet autonome (ou un actant, voir la Sociomatérialité) parce qu’il est à la fois malléable (voir Moor 1985) et génératif (voir Auray 2012) : on peut s’y greffer, l’amender, le compléter, le contourner… de manière souvent optionnelle et réversible. C’est aussi un objet ambivalent, parce qu’il est un Pharmakon, terme grec emprunté cette fois à Platon pour signifier à la fois le remède et le poison. B. Stiegler (2007) montre que le numérique est toujours un pharmakon, c’est une une potion mais elle est toxique : le numérique en réseau accélère des disruptions imposées sans délibération, par une innovation-remède qui est devenue une véritable addiction à la transgression (voir Les stratégies de rupture) mais ce qui déstabilise alors en permanence les équilibres et entraîne une désintégration-poison de la société (voir La gouvernementalité algorithmique).
Dans une éthique de la vertu personnelle, une technologie numérique n’est ni juste/injuste, ni utile/inutile en elle-même,
mais il faut à la fois pouvoir comprendre et pouvoir juger qu’elle n’est JAMAIS NEUTRE.
Il n’y a pas d’un coté la technologie et d’un autre coté l’éthique:
- pouvoir comprendre que le numérique n’est pas neutre mais autonome et ambivalent, ce n’est sans doute possible que par la vertu intellectuelle de Prudence pratique à laquelle appelait Aristote;
- et pouvoir porter un jugement moral sur cette non-neutralité du numérique nécessite sans doute la Sympathie réflexive à laquelle appelait Adam Smith.
Premier point: Que dois-je comprendre? Avec la prudence critique et avec la sagesse pratique pronées par Aristote, il faut déjà vouloir délibérer sur chacune des multiples situations Remède/Poison (et puisque l’utopie de l’innovation a remplacé celle du progrès et que « aujourd’hui tout va plus vite »… cela pourrait aussi nous donner un peu de temps pour délibérer ?!):
- dans la vie professionnelle : collaboration/individualisation, partage/formalisation, information/infobésité, gain de temps/urgence, automatisation/déresponsabilisation, ouverture/contrôle, sécurité/secret, prédiction/discrimination…
- dans la vie privée : anonymat/Tracking, connexion/isolement, immédiateté/stress, réseaux/intimité, choix/manipulation, consentement/liberté, jeux/addiction, stockage/mémoire/amnésie, éducation/crétinisation digitale…
- dans la vie sociale : expression/censure, accès/surveillance, vie privée/visibilité, recommandations/dataguidage, téléchargement/piratage, compétences/exclusion, réseaux/cybercriminalité, pluralisme/mondialisation…
- dans l’environnement : papier/digital, déplacement/télétravail, obsolescence/déchets, e-commerce/transport, digitalisation/énergie, « immatériel »/infrastructures, empreinte carbone/risque climatique…
- un exemple? si on veut commencer à délibérer « personnellement et vertueusement » sur cet important Remède/Poison du réseau social numérique, on peut prendre quelques minutes pour lire cet excellent post d’O. Ertzscheid 2019 sur la contradiction Information/Ciblage.
Deuxième point: Comment dois-je juger? S’il faut agir avec une Sympathie réflexive pour que le remède soit supérieur au poison, alors l’articulation entre maitrise-de-soi et sensibilité-aux-autres prônée par Adam Smith correspond au fameux « Agir local, Penser global » (voir Gianinazzi 2018, voir Charbonnier 2018). Et cela concerne toutes les situations contradictoires évoquées, par exemple :
- une éthique des usages, pour les personnes (si résistance au bracelet connecté ou au compteur Linky, alors dans le cadre d’une pensée critique sur l’Internet des objets) et pour l’environnement (si sobriété technologique et énergétique, alors dans une pensée critique sur l’investissement en énergies fossiles)…
- une éthique de la divulgation, pour révéler le caractère opaque et soit-disant neutre des technologies (voir par exemple le rôle des mouvements de salariés ou de citoyens (Mais où va le Web? 2019): si refus de la reconnaissance faciale, alors dans le cadre d’une mise en cause de la biométrie (InternetActu 2019); si critique du réseau 5G, alors dans le cadre de l’avenir de l’Internet des objets; si critique des nudges sur les plateformes, alors dans le cadre de la gouvernementalité algorithmique des Big data…
- une éthique de la conception, au niveau des logiciels (Open source, édition Wiki, co-conception citoyenne…) comme des matériels (FairPhone, Fablab…), alors dans le cadre d’une pensée critique de l’innovation disruptive et de l’obsolescence…
Au final on pourrait donc parler ici d’une éthique de la connaissance, suivant trois grandes dimensions : les conversions de savoirs tacites/explicites, les processus d’apprentissage et la gestion partagée des connaissances (voir la carte générale des théories en management des S.I.).
Question certes difficile, débatue dans un article important de R. Hursthouse (1991), où l’on peut comprendre qu’une éthique de la vertu personnelle est bien une éthique de la connaissance (par compréhension et par jugement, appliqués ici à une question morale aussi difficile que celle de l’avortement). Pour Rosalind Hursthouse, il faudrait savoir « prendre en compte ce qui a de la valeur dans nos vies, ce qui est sérieux et important, bon et mauvais » … puis considérer au final que « les vertus que possède la femme vertueuse doivent lui permettre de ne pas se mettre en situation de choisir l’avortement de façon légère« (voir la note de lecture très éclairante de A. Anquetil 2004).
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Voir les autres théories de l’éthique: éthique déontologique et éthique utilitariste
Voir les autres théories utilisées dans le contrôle des SI
RÉFÉRENCES
Aristote, Ethique à Nicomaque, Traduction M. Thurot 1823
A. Smith (1750, trad. 2014), Théorie des sentiments moraux (et voir ici les traductions d’oeuvres de Smith)
D. Hume (1739, trad. 2006), Traité de la nature humaine (et voir ici les traductions d’oeuvres de Hume par P. Folliot)
M-C Granjon (1999), La prudence d’Aristote : histoire et pérégrinations d’un concept, Revue française de science politique, 49e année, n°1, 1999
M. Meyer (2011). L’éthique selon la vertu : d’Aristote à Comte-Sponville. Revue internationale de philosophie, 258(4),
B. Russell (1945), L’éthique d’Aristote, in Histoire de la philosophie occidentale
A. MacIntyre (1981), The nature of the virtues, The Hastings Center Report, Vol11 n° 2
R. Sharkey (2001), Vertus, communautés et politique: la philosophie morale d’Alasdair MacIntyre, Nouvelle revue théologique 123-1
G. Deslandes (2010), Éthique des organisations : le retour de la vertu. L’Expansion Management Review, 137(2),
J. Moor (1985), What Is Computer Ethics? Metaphilosophy Vol. 16, No. 4
P. Ansay (2013), Michaël Sandel et les fondamentaux de la philosophie communautarienne, revue Politique, n°81 Septembre-octobre
E. Spitz (2016), Faut-il réhabiliter la morale pour savoir ce qu’il faut faire? Notes sur le livre de Michael Sandel, Blog Mediapart
S. Lepine, S. (2018), Sentimentalisme, dans M. Kristanek (dir.) L’Encyclopédie philosophique
V. Oltra, G. Michel (2020), Surestimons-nous les vertus de l’empathie ? The Conversation, janvier 2020
M. Rosati (2012), Une éthique appliquée ?Éthique publique vol. 14, n° 2
J. Eynard (2012), L’éthique à l’épreuve des nouvelles particularités et fonctions des informations personnelles, Éthique publique vol. 14, n° 2
R. Blair, E. Colledge, L. Murray, D. Mitchell (2001), A selective impairment in the processing of sad and fearful expressions in children with psychopathic tendencies, Journal of abnormal child psychology, vol 29, n°6
J. Greene, R. Sommerville et al. (2001), An fMRI investigation of emotional engagement in moral judgment, Science 293
H. Kefi, L. Sarr (2014). Adaptation du modèle de développement moral de Kohlberg à l’analyse des chartes éthiques informationnelles dans un contexte multiculturel. Management international 19 (1)
B. Stiegler, (2007). Questions de pharmacologie générale. Il n’y a pas de simple pharmakon. Psychotropes, vol. 13(3)
et cet entretien en 2016
N. Auray (2012), Penser l’éthique du numérique: entre morale et domination, in Médias sociaux, Presses Universitaires du Québec
W. Gianinazzi (2018), Penser global, agir local, histoire d’une idée, EcoRev’, n° 46
P. Charbonnier (2018), L’écologie, c’est réinventer le progrès social, Revue Ballast, Sept 2018
R. Hursthouse (1991), Virtue theory and abortion, Philosophy & Public Affairs, 20(3)
A. Anquetil (2004), Note de lecture sur l’article de Rosalind Hursthouse