Le schéma général
D’après D. Hitchins, systems.hitchins.net
Définition des principaux concepts
Rappel préliminaire sur le concept d’émergence dans les théories de la complexité
L’émergence est un phénomène qui reste insaisissable dans son processus interne, mais qui voit des éléments interagissant ensemble faire apparaître une propriété nouvelle, non disponible au niveau des éléments isolés. L’hypothèse fondamentale est que le jeu des interactions entre les entités dîtes élémentaires d’un système produit des structures qui se maintiennent au cours du temps à un niveau d’organisation supérieur.
Dans la simulation numérique du vol d’une nuée d’oiseaux par exemple (voir ce lien ), on peut assister à l’émergence d’un comportement collectif qui se construit sans aucune relation causes-effets et sans leader, mais seulement à partir de trois règles répulsion/orientation/attraction au niveau individuel (voir Ferber, 1995) : (1) éviter d’entrer en collision, (2) voler dans la même direction que ses voisins, (3) rester proche de ses voisins.
Ce cas des nuées d’oiseaux, comme celui de l’émergence de ségrégations urbaines, relève d’une des cinq théories formelles de la complexité (voir Thiétart 2000) : celle des “systèmes adaptatifs complexes” ou systèmes multi-agents (où les règles sont fixes entre des agents dits automates cellulaires, voir Intelligence artificielle et décision). Des recherches en management cherchent aussi à tester les autres modèles mathématiques de la complexité : voir par exemple l’hypothèse d’un processus de chaos dans une série de ventes par A. Bonache (lien) et voir sur le site Therories Used in IS Research des applications de la théorie du chaos (lien) et des théories de la complexité (lien). Dans la définition même d’une organisation, de nombreuses contributions d’Edgar Morin explicitent ce lien entre complexité et émergence : voir Morin 2005a et 2005b, et voir la bibliothèque de documents sur la complexité de l’association MCX-APC.
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Mais en fait, les différents modèles disponibles du changement émergent dans les organisations se contentent le plus souvent d’abandonner l’idée d’une possible « gestion contrôlée » du changement (l’idée d’un soit-disant pilotage voir La conduite du changement, ou l’idée d’une soit-disant planification voir Les stratégies de changement, et voir ici Perret 2003). Il s’agit alors ici de mettre en place des conditions facilitatrices d’une émergence, par une valorisation de l’improvisation organisationnelle dans une stratégie d‘orchestration du changement.
1. Le modèle de l’émergence par une co-construction de sens : l’énaction
Dans l‘énaction définie par F. Varela et K. Weick, il y a émergence de sens : il faut savoir envisager « l’impossible » (voir Décision par construction de sens), car le sujet connaissant se coconstruit avec l’objet de connaissance, « le sujet donne forme à son environnement en même temps qu’il est façonné par lui (…) les propriétés des objets perçus et les intentions des sujets non seulement se mélangent mais constituent un Tout nouveau ». Voir des exemples d’émergence de sens liées à une interaction, dans Mucchielli 2006, voir le cas analysé par Kickert 2010.
Dans le changement organisationnel il ne s’agit donc pas ici de chercher un modèle de planification avec des variables et des relations, mais de favoriser les conditions de l’émergence : par une vigilance collective et par une capacité collective à envisager l’impossible. La métaphore de l’orchestre de Jazz utilisée par Karl Weick en 1998, a donné le coup d’envoi à toute la réflexion théorique et empirique sur L’improvisation organisationnelle (voir Weick, 1998).
2. Le modèle de l’émergence par improvisation : la métaphore du bricolage
Pour Claudio Ciborra (2001) le bricolage et l’improvisation ce n’est ni de la précipitation (laquelle consiste justement à faire face trop rapidement, ce qui condamne à utiliser des procédures répétitives) ni le contraire de la planification (laquelle vient justement de la peur d’être véritablement dans l’action, ce qui amène à vouloir pré-planifier) : voir L’improvisation organisationnelle.
Improviser c’est au contraire prendre le temps de réfléchir et d’agir “en situation”, c’est favoriser une relation d’«hospitalité» temporaire entre la technologie toujours ambiguë et des acteurs qui bricolent, combinent, piratent… En réalité les pratiques dans l’organisation ne séparent jamais conception et usage, le changement organisationnel est donc essentiellement composé de bricolages (le faire-avec) et de dérives (la sérendipité), qui sont ensuite à l’origine d’innovations toujours locales mais quelquefois radicales, bien au delà de la surveillance et du contrôle.
3. Le modèle de l’émergence dans un réseau d’innovation : le rôle des controverses
La sociologie de la traduction (appelée aussi ANT Actor-network theory) adopte une définition spécifique de ce qu’est un acteur : c’est en fait un “actant”, c’est à dire tout ce qui a la capacité d’agir, d’influencer positivement ou négativement une action dans un réseau d’innovation : un individu, une institution, mais aussi un objet, une technologie, un lieu ou un réseau.
Le réseau est lui-même un actant, et l’innovation ne peut émerger (la « mayonnaise » n’arrive à prendre) que si les différents actants arrivent à s’aligner entre eux par des mécanismes de traduction lors de controverses successives. Le changement organisationnel est donc incrémental, il ne « prend » que si les actants sont pris dans le tourbillon de l’Acteur-réseau.
4. Le modèle d’émergence dans une stratégie « chemin faisant » : le rôle de la sérendipité
Pour M-J Avenier (2005), il s’agit ici de privilégier l’adaptation continue, pour tirer parti des situations qui apparaissent: opportunités inattendues et sérendipité (une découverte inattendue, alors qu’on cherchait autre chose). Il ne s’agit pas de piloter à vue, mais d’accepter de se déformer continuellement :
- soit en sachant intégrer les informations qui surviennent dans l’action pour formuler de nouveaux schémas d’action;
- soit en sachant interpréter les signaux faibles qui viennent de l’environnement.
Il faut redéfinir continuellement et progressivement les fins et les moyens. Pour assurer l’émergence du changement organisationnel, il est alors nécessaire de reconnaître le potentiel d’initiatives stratégiques locales (autonomie, accès à l’information, temps pour la prise de recul), de créer des lieux de débats, enfin d’harmoniser continuellement les procédures formelles aux nouveaux processus d’action. Voir l’exemple de la stratégie logistique par N. Fabbe-Costes 1997.
5. Le modèle de l’émergence par la capacité à renouveler les routines organisationnelles
Pour Argyris et Schön (1996) (voir Théories de l’apprentissage organisationnel) le changement émerge du renouvellement des routines organisationnelles, par essais-erreurs. Le changement n’est pas vu ici comme un obstacle à franchir (goal view), mais comme le développement d’une « capacité à changer » des acteurs (process view).
Le changement organisationnel n’est plus une rupture ou un épisode révolutionnaire, il devient un apprentissage continu : une routine de renouvellement de ses propres routines (apprentissage en double boucle). On avance le scénario d’un futur désiré (défini seulement dans ses grandes lignes et sans spécification détaillée) et ce scenario est modifié à la suite d’essais et d’erreurs, lesquelles ne sont plus considérées comme honteuses. Des structures matricielles, des organisations par projets, ou des dispositifs qui valorisent les expériences, favorisent ce type de changement émergent, car on ne cherche plus à gérer ou à contrôler mais en fait à améliorer une capacité de changement (voir la Théorie des capacités d’absorption).
Voir les autres théories utilisées dans le contrôle des S.I.
Voir la carte générale des théories en management des S.I.
RÉFÉRENCES
Karl Weick (1998), Introductory Essay, Improvisation as a Mindset for Organizational Analysis. Organization Science 9(5)
C. Ciborra (2001), In the Mood of Knowledge, WP London School of Economics
C. Argyris et D. Schön (1996). Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode, pratique. Traduction 2002, Paris : De Boeck Université
E. Morin (2005a), Complexité restreinte et complexité générale, Colloque « Intelligence de la complexité : épistémologie et pragmatique », Cerisy-La-Salle, 26 juin 2005
E. Morin (2005b), La pensée complexe comme méthode pour une organisation apprenante, Entretiens dans Cahiers de SOL n°4, Diriger la complexité, pp. 1-7
W. Kickert (2010). Comment gérer le changement émergent et complexe: le cas de l’agencification néerlandaise. Revue Internationale des Sciences Administratives, vol. 76(3)
J. Ferber (1995) Les Systèmes Multi Agents : vers une intelligence collective, InterEditions, en ligne, 500 pages
R-A. Thiétart (2000) Management et complexité : Concepts et théories, DMSP cahier 282
A. Mucchielli (2006), L’émergence du sens des situations à travers les systèmes humains d’interactions, W.P. CERIC
V. Perret (2003), les paradoxes du changement organisationnel, chapitre 10 pages 253-297, Ellipes, Paris
M-J Avenier (2005), La stratégie chemin faisant, dans Cahiers de SOL n°4, Diriger la complexité, pp. 14-26
et pour un « panorama » des nombreuses approches du changement organisationnel, voir le cours de Yvon Pesqueux (2015) : Du changement organisationnel