Le schéma général
2. Formalisation du modèle de M. Crozier, dans le projet SocLab
Définition des principaux concepts
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Jeux de pouvoirs, zones incertitude, stratégies des acteurs… la conception du pouvoir de Michel Crozier est avant tout relationnelle :
- le pouvoir est toujours une relation A-B, et non un attribut de A ou un attribut de B: « Le pouvoir en effet n’existe pas en soi. La relation de pouvoir ne s’établit que si les deux parties s’intègrent au moins temporairement dans un ensemble organisé » (voir Crozier 1963). Le pouvoir est une relation de dépendance, réciproque, déséquilibrée et non transitive (voir E. Friedberg 1992);
- les individus font partie de différents groupes d’acteurs (A, B, C..), qui poursuivent leurs stratégies (adaptation des rythmes, négociations budgétaires, opportunisme/carriérisme…) à l’intérieur des règles de l’organisation : « Certes les stratégies individuelles peuvent être et sont effectivement différentes, mais leur rationalité ne peut être découverte qu’une fois la rationalité du jeu collectif bien établie » (voir Crozier et Thoenig 1975).
1. Les “Zones d’incertitude” des groupes d’acteurs dépendent de quatre sources du pouvoir
Chaque groupe d’acteurs, quelque soit son niveau hiérarchique, possède toujours une certaine marge de liberté, avec des ressources et des comportements qui ne sont pas complétement contrôlables par les autres groupes (voir Pirotton 2009). La maitrise de ces zones d’incertitude est liée à quatre sources possibles de pouvoir (voir Crozier et Friedberg 1981) :
- des compétences particulières (par exemple un groupe d’ingénieurs réseaux, qui seuls peuvent décrypter la documentation technique d’un fournisseur informatique );
- des contacts particuliers avec l’extérieur (par exemple un groupe de commerciaux, qui seuls peuvent avoir la confiance de certains clients);
- un accès à certaines informations avec une rétention volontaire (par exemple un groupe de secrétaires, qui seuls peuvent gérer des priorités ou des urgences);
- ou une maitrise des règles organisationnelles (par exemple un groupe de chefs de service, qui seuls peuvent gérer un planning ou des entretiens d’évaluation).
Voir cette vidéo de Michel Crozier, à propos de sa célèbre étude de cas de la Manufacture des tabacs SEITA, sur les liens pouvoir/incertitude entre le personnel de production et les ouvriers de maintenance :
2. Le « Système d’action concret » n’est pas seulement le système formel
Le système d’action concret contient non seulement les règles formelles (apparaissant par exemple dans l’organigramme) et les règles informelles (en reconstruction permanente, voir J-D Reynaud et la Théorie de la régulation sociale), mais aussi et surtout les relations d’alliances entre les différents groupes d’acteurs (voir l’analyse de D. Martin 2012, voir ce diaporama à propos de l’étude de cas Secobat et voir cette vidéo Aunege de E. Loubaresse).
Certains acteurs peuvent arriver à modifier les règles en réussissant à faire tolérer leur comportement de type ”border line” : c’est le rôle que joue le “marginal sécant”, qui peut faire évoluer les règles en les transgressant, voir Friedberg (1997).
3. Les « Jeux de pouvoirs » se développent dans l’organisation
Entre les zones d’incertitude et le système d’action concret, des jeux de pouvoirs se développent (voir des exemples dans Mucchielli 1998) : jeux d’autonomie, jeux d’opacité/transparence, jeux de valorisation/dévalorisation, jeux d’évitement des responsabilités, jeux du refus de changement technologique, jeux d’accusation réciproque… . Dans ces jeux stratégiques et pour « gagner » dans certains domaines, les groupes d’acteurs doivent souvent accepter de « perdre » dans d’autres domaines (à propos de l’étude de cas Secobat, voir ici l’analyse de Vasquez-Bronfman 2004).
Un exemple de jeu de pouvoirs entre infirmières et cadres de soin: la reconnaissance impossible (Muchielli 1998)
La régulation de ces jeux de pouvoirs a fait l’objet d’une recherche entre sociologues et informaticiens: basé sur l’auto-apprentissage, l’environnement logiciel SocLab formalise l’analyse de M. Crozier en permettant d’éditer des modèles, de les analyser puis de simuler les comportements des acteurs. Voir ces développements très intéressants dans Sibertin-Blanc et al. (2010) et dans la thèse de M. Mailliard (2008), et voir les résultats de cette formalisation dans le célèbre cas de la Seita (le logiciel SocLab est disponible sur SourceForge):
4. Le « changement organisationnel » est alors un changement dans les zones d’incertitude et les relations de pouvoir
Le changement n’est pas une solution, il n’est pas une finalité, il est en fait un problème sociologique de relations dans des jeux d’acteurs, en fonction de leurs opportunités et de leurs stratégies. Ce sont les acteurs qui changent, non pas passivement ou individuellement (les soi-disant « résistances au changement », toujours mises en avant dans La conduite du changement) mais au sein d’un groupe d’acteurs et dans un Apprentissage organisationnel des règles du jeu ou de la nature même du jeu:
- la formalisation et la transparence induite par l’informatique modifient par exemple les zones d’incertitude de certains groupes d’acteurs : changer c’est en fait fixer de nouveaux modèles de “jeux” (avec leurs composantes affectives, cognitives et relationnelles) et certains acteurs peuvent alors être prisonniers des anciens « systèmes d’action concrets » (voir Michaux 2007, avec un corrigé du cas Secobat);
- un excès de confiance dans les règles du jeu modifie par exemple l’attention portée à certains risques: un relâchement progressif dans les procédures entraine alors une confusion croissante des responsabilités des groupes d’acteurs dans la prévention, ou la baisse des moyens engagés pour la sécurité (voir l’analyse de Bergeron et al. 2020, COVID-19 une crise organisationnelle, note de lecture dans Mediapart).
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On peut noter que les quatre sources du pouvoir analysées à l’époque par M. Crozier (la compétence, la rétention d’information, la connaissance de l’extérieur, et la maîtrise des règles de l’organisation) relèvent soit d’un pouvoir d’obligation (une capacité à contraindre, par la maitrise inégalitaire des règles formelles) soit d’un pouvoir d’exclusion (une capacité à empêcher, par la rétention d’informations ou l’accès inégal à la connaissance). Mais deux autres sources de pouvoir ont aujourd’hui pris une nouvelle importance (voir l’analyse de B. Fallery 2016) :
- d’une part celle qui relève d’un pouvoir d’influence : la capacité à maitriser la création, les représentations, les liens et les discours… (voir Théorie du capital social et voir Elias 2008)
- et d’autre part celle qui relève d’un pouvoir de facilitation : la capacité à maitriser le Don/contre-don, dans les liens sociaux et la coopération (réseaux sociaux, communautés de pratiques… voir Apprentissage organisationnel et Management des connaissances)
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Enfin on peut opposer cette conception RELATIONNELLE et « micro-sociologique » du pouvoir (voir aussi celles de J-D Reynaud et de R. Sainsaulieu)
- soit à des conceptions plus volontaristes fondées sur les CAPACITÉS de pouvoir que donnent les ressources : voir notamment les analyses de Parsons, de Clegg, de Mintzberg… bien développées par F. Chazel (1964, 1983)
- soit à des conceptions plus systémiques et structurelles fondées la DOMINATION et le contrôle (voir les analyses de P. Bourdieu, M. Foucault, A. Giddens…).
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Voir les autres théories utilisées dans le contrôle des S.I.
Voir la carte générale des théories en management des S.I.
RÉFÉRENCES
M. Crozier, J-C. Thoenig (1975). La régulation des systèmes organisés complexes. Le cas du système de décision politico-administratif local en France, Revue française de sociologie, 16-1. pp. 3-32
Michel Crozier (1963), Le phénomène bureaucratique, Seuil, Paris. Note de lecture des étudiants MIP du Cnam
M. Crozier, E. Friedberg (1981), L’acteur et le système: les contraintes de l’action collective, Seuil Paris. Note de lecture des étudiants MIP du Cnam
Erhard Friedberg (1997), Le pouvoir et la règle, dynamiques de l’action organisée, Seuil Paris, Plusieurs notes de lecture:
Erhard Friedberg (1992). Les quatre dimensions de l’action organisée. Revue française de sociologie, vol 33 n° 4
D. Martin (2012), L’analyse stratégique en perspective, Revue européenne des sciences sociales, 50-2 p. 93-114
A. Mucchielli (1998), Systèmes relationnels et jeux de pouvoir, document de travail
G. Pirotton (2009), Une présentation de l’Analyse Stratégique, selon Michel Crozier et Erhard Friedberg. Support de cours
S. Vasquez-Bronfman (2004) Pouvoir et participation dans la mise en œuvre de systèmes d’information, Congrès AIM 2004
V. Michaux (2007), Cours « Organisation et comportements », avec en exemple le cas Secobat, 50 diapos
F. Chazel (1964), Réflexions sur la conception parsonienne du pouvoir et de l’influence, Revue française de sociologie, 1964, 5-4
F. Chazel (1983), Pouvoir, structure et domination. Revue française de sociologie, 24-3
S. Elias (2008), Fifty years of influence in the workplace: The evolution of the French and Raven power taxonomy, Journal of Management History, Vo 14 n°3
B. Fallery (2016), Du logiciel libre au management libre : coordination par consensus et gouvernance polycentrique, Management et Avenir n°90